« L’ingénieur français est très bien considéré à l’étranger »
La Semaine de la Recherche et de l’Innovation de l’EPITA propose chaque année aux étudiants de 2e année des ateliers et conférences pour leur permettre de mieux comprendre le rôle des chercheurs et les enjeux technologiques de demain.
Organisée du 5 au 9 septembre 2016, la dernière édition de cette semaine thématique n’a pas déçu ses participants. Après plusieurs interventions réalisées par les laboratoires de l’école (LSE, LRDE et 3ie) détaillant l’importance de la recherche scientifique et en entreprise, puis des conférences données par des professionnels issues d’entreprises innovantes (Criteo, Keldoc, OpenDataSoft, Qwant… et Motion Lead, créée par trois EPITéens de la promotion 2015), les étudiants ont terminé ces cinq jours passionnants en s’essayant à l’entrepreneuriat express en compagnie des experts de Startup42 by EPITA et surtout en assistant à deux conférences de clôture exceptionnelles en présence de Merouane Debbah, directeur du laboratoire Mathématiques & Algorithmique de Huawei et du mathématicien Cédric Villani, directeur de l’Institut Henri Poincaré (IHP). En attendant de pouvoir revivre en intégralité la conférence de ce dernier (et découvrir son interview vidéo), l’EPITA vous propose d’en savoir plus sur le premier cité. Des coulisses de la création d’un laboratoire à la place de l’ingénieur français dans le monde en passant par l’arrivée prochaine de la 5G, Merouane Debbah se prête au jeu du grand entretien.
Merouane Debbah devant les étudiants de l’EPITA
Vous êtes à la tête du laboratoire R&D de Huawei, situé à Boulogne-Billancourt, et avez contribué directement à sa création. Quel est le rôle de cette structure ?
J’ai rejoint Huawei en 2014 et, la même année, je me suis vu confier la mission de justement mettre en place ce laboratoire. Il contient actuellement près de 70 personnes, dont majoritairement des mathématiciens avec un doctorat. Le laboratoire travaille principalement sur les technologies du futur et, en particulier, sur quatre domaines d’intérêt.
Il y a d’abord l’évolution des réseaux 4G, qu’on connaît actuellement dans la littérature et même en pratique. Nous travaillons ainsi sur un concept qui s’appelle la 4,5G, une évolution qui devrait arriver dès cette année dans les principaux réseaux dans le monde.
Le deuxième domaine concerne une grosse rupture technologique qui arrivera dans les années 2020 : la 5G. Cela coïncidera avec l’essor de la réalité virtuelle, de la réalité augmentée, des smart cities, du smart grid, etc.
Le troisième aspect est aussi très important puisqu’il concerne la problématique de résoudre le déluge des données que nous connaissons actuellement : c’est le Big Data. Cela demande évidemment beaucoup de compétences en mathématiques pour compresser les données, les stocker, les archiver et les comprendre afin de fluidifier le trafic.
Enfin, le dernier point concerne la virtualisation des réseaux. Je sais par exemple que l’EPITA est bien positionnée sur les compétences en matière de cloud. C’est cette volonté de rendre beaucoup plus flexibles les réseaux en permettant le stockage à distance des données, en pouvant faire du calcul distribué, etc.
Pourquoi une grande entreprise comme Huawei a décidé de créer une telle structure, qui plus est en France (Huawei est une grande entreprise chinoise) ?
Tous les grands groupes ont ce qu’on appelle une « research arm », soit une petite armée de chercheurs qui lui permet d’arriver à trouver des leviers de croissance. Il faut savoir qu’on travaille sur des cycles d’innovation assez courts : il faut donc une batterie de chercheurs capables de trouver des opportunités pour l’entreprise en termes de croissance afin d’arriver à toujours garder une compétitivité accrue. Tous les laboratoires travaillent sur cette question, mais ils n’occupent pas forcément la même place au sein de l’entreprise concernée. Ainsi, si Huawei fait partie des entreprises consacrant le plus d’argent et de ressources sur ce secteur avec près de 50 % de ses effectifs faisant de la R&D, d’autres entreprises en consacrent uniquement 15 % ou 20 %…
Concernant le choix d’installer le laboratoire en France, il correspond d’abord à l’image-même de l’ingénieur français. Ce dernier est très bien considéré à l’étranger, pour son côté minutieux, son goût pour l’innovation et justement son « ingéniosité ». Et l’ingénieur français est encore plus apprécié dans les trois domaines très forts que sont les mathématiques – la France dispose d’une excellente école, avec des gens capables de fournir des algorithmes innovants permettant de résoudre ce déluge de données -, le design – la France excelle également sur ce versant « fashion », cette capacité à designer les futurs téléphones et objets connectés en pensant l’expérience utilisateur – et les start-ups liées aux objets connectés – il n’y a qu’à se rendre chaque année au CES Las Vegas pour s’en rendre compte : la délégation française est la deuxième en termes de start-ups. Voilà pourquoi nous avons des équipes qui, dans notre laboratoire en France, travaillent sur ces domaines. En parallèle, nous avons également une quatrième équipe de chercheurs qui, basée sur notre centre R&D de Sofia-Antipolis, travaille sur le traitement d’images pour les téléphones. Il faut savoir que les caméras sur les téléphones sont actuellement un facteur différenciateur d’achat pour les consommateurs. Aujourd’hui, on n’achète plus un téléphone pour seulement téléphoner.
Comment vous êtes-vous retrouvé à participer à la Semaine de la Recherche et de l’Innovation 2016 de l’EPITA ?
De manière générale, depuis que l’on a mis en place le laboratoire en 2014, nous essayons de développer des relations de partenariat très fortes avec l’écosystème et donc avec les écoles que nous considérons comme excellentes. L’EPITA en fait partie et, après que mon collègue Jiayi Li, head of cyber security office chez Huawei France, ait pu tisser des contacts intéressants avec les responsables de l’école, ma présence à l’événement s’est faite naturellement.
Qu’avez-vous voulu aborder avec les étudiants lors de votre conférence ?
J’avais plusieurs choix et cela n’a pas été facile de ne sélectionner qu’un seul sujet ! J’aurais pu parler uniquement de l’innovation et de la recherche dans un grand groupe, comme de l’aspect particulier de la R&D en Chine en comparaison avec le mode de fonctionnement français – c’est important pour les étudiants de savoir que de grosses ruptures technologiques vont se passer en Asie dans les prochaines années – ou encore de ce qui va justement se passer après 2020. J’ai préféré retenir cette dernière possibilité, en abordant comment un grand groupe met en place ses équipes pour fournir les solutions de l’après 2020 et en mettant l’accent sur la 5G. Cela concernait les solutions en termes de 5G à apporter aux différentes consommateurs et membres de l’écosystème, mais également les challenges qui attendent les futurs ingénieurs et notamment ceux de l’EPITA en face de moi.
Quelle est la différence entre la 4G et la 5G ?
Dans le sens de l’histoire, les générations ont été définies par des prérequis. Cela commence en terme
s de digitalisation des réseaux de télécommunication par la 2G, principalement définie comme un prérequis pouvant permettre la voix en mobilité. Pour faire simple, les gens connaissent la 2G car elle leur permet de téléphoner. La 3G, elle, avait été développée pour permettre aux gens d’avoir de la visiophonie, à savoir parler et voir la personne. Il se trouve que cela a été un petit flop et qu’à travers les standards 3G+ et 3G++, on a réussi à faire évoluer la 3G pour fournir des données. Quant à la 4G, elle a été pensée pour fournir de l’Internet mobile. C’est ce que l’on a aujourd’hui, avec un débit de l’ordre de 100 mégabits par seconde. Avec la 5G, il se trouve qu’on est arrivé avec beaucoup plus de prérequis qu’uniquement de l’Internet mobile ! Un de ces prérequis, c’est d’avoir bien sûr un plus haut débit que la 4G – c’est le sens de l’histoire -, avec des débits de l’ordre de 10 gigabits par seconde pour ces nouvelles applications que sont la réalité augmentée, la réalité virtuelle, les hologrammes, le cloud, etc. Un autre prérequis d’importance, c’est la volonté de pouvoir connecter un nombre massif d’objets, ce qu’on appelle l’Internet des Objets. C’est un grand challenge pour les années à venir de par la capacité à fournir une connectivité en tous points de la Terre : si une personne a une voiture connectée qui roule en « hors-piste », il faut bien que cette voiture continue de rouler ! De même, un autre prérequis de la 5G est de pouvoir fournir une latence bout-en-bout d’une milliseconde, principalement pour des contraintes de rapidité et justement de contrôle de voiture connectée. Si on prend l’exemple de la voiture autonome, on doit être en mesure de la contrôler, même si elle roule à très grande vitesse. Sur un réseau 4G, cette latence équivaut à 50 millisecondes : si vous avez une voiture qui roule à 100 km / h avec un réseau 4G et qu’un pneu éclate, il se sera passé 2,8 m avant que la requête de freinage n’apparaisse. Avec un réseau 5G, la distance sera de 2 cm. Un autre prérequis de la 5G, c’est la consommation. Avec la 4G et, par exemple, les smartphones ou les montres connectées, on réalise que les gens ont de gros soucis pour avoir à la fois de la mobilité et de l’autonomie. La 5G veut résoudre ça et avoir la capacité d’avoir des devices ayant une durée allant d’une semaine à 10 ans selon les business models. Enfin, le dernier prérequis est d’importance et concerne toutes les technologies du futur : c’est la sécurité. C’est aussi ce point que nous rapproche de l’EPITA. Derrière toutes ces technologies, il y a du code, des algorithmes. Mais toutes les performances merveilleuses permises par ces technologies s’accompagnent d’un grand risque. Si elles sont mal conçues ou mal utilisées, elles iront contre la volonté des ingénieurs et cela pourra engendrer des catastrophes au niveau planétaire. Comme elle forme les futurs « maîtres » de ces technologies, l’EPITA a une responsabilité. Ma présence aujourd’hui allait dans ce sens : je voulais donner conscience aux étudiants de ce pouvoir et les sensibiliser sur l’aspect cybersécurité. Cette composante est à prendre en compte dès le départ : d’abord régler la sécurité et ensuite seulement chercher la performance.
Cela fait penser à la célèbre citation tirée de Spider-Man : « Un grand pouvoir implique de grandes responsabilités ».
C’est exactement ça. La cybersécurité est primordiale. Si, dans le cas d’une voiture connectée, le véhicule est piraté, il y a un enjeu de vie. Et les enjeux peuvent devenir encore plus importants, avec l’intérêt national, la sécurité d’une nation, etc. Il faut bien avoir en tête que, dans le futur, la 3e Guerre mondiale pourrait être une guerre cyber. Tous les acteurs TIC ont donc la responsabilité de préserver la paix dans le monde cyber.
Au final, qu’est-ce que vous apporte le fait d’être en contact avec les futurs ingénieurs de l’EPITA ?
Plusieurs choses ! Tout d’abord, comme tout grand groupe, nous aimons les candidats brillants. Dans une logique de recrutement, c’est très important d’identifier les meilleurs profils et de les sensibiliser à nos métiers. C’est notre mission que d’échanger avec les écoles sur les métiers du futurs et les besoins des entreprises. Disons qu’il s’agit ici de la politique RH classique qu’un grand groupe met en place pour avoir, d’ici les années 2020-2025, les « troupes » nécessaires permettant d’assurer sa croissance.
Ensuite, d’un point de vue recherche, ces rencontres sont pertinentes car, même si nous réalisons d’énormes investissements, il est impossible de tout faire en interne : malheureusement, tous les gens intelligents ne sont pas chez Huawei ! C’est pour cela qu’il faut identifier des pépites à l’extérieur, là où les grandes ruptures se font en majorité. Or, nous savons que les start-ups prometteuses sont souvent créées par des gens très jeunes, qui ont beaucoup d’idées, vivent déjà dans un environnement connecté et ont une capacité à appréhender très rapidement le monde qui les entoure. C’est là que se fait aussi l’innovation : rencontrer ces jeunes dès le départ représente donc un réel levier de croissance. Nous souhaitons pouvoir leur fournir une structure leur permettant de s’épanouir et éventuellement monter des collaborations avec leur start-up ou leur offrir la possibilité de développer directement leur projet chez nous. Il faut maximiser les chances. Cela, les investisseurs le savent bien : quand on investit sur dix start-ups, une seule marche. Et en général, celle qui marche compense les investissements réalisés.
Retrouvez très prochainement l’intervention de Cédric Villani en intégralité sur le site de l’EPITA