« La France est clairement très avancée sur les domaines de la musique et de l’IA » : rencontre avec Philippe Guillaud (EPITA promo 1992)
Dans les rangs de ses Anciens, l’EPITA peut se targuer de compter plusieurs serial entrepreneurs. Philippe Guillaud (EPITA promo 1992) est l’un d’eux. Aujourd’hui actif sur le marché de l’intelligence artificielle musicale avec Muzeek, entreprise qu’il a cofondée aux côtés du célèbre auteur-compositeur André Manoukian, ce féru de technologies a toujours gardé une relation forte avec l’école, même lorsque ses aventures l’ont emmené travailler aux États-Unis. De passage à Paris en octobre dernier pour animer un talk sur son parcours devant les futurs ingénieurs lors de la dernière édition du Forum des entreprises des métiers de l’ingénierie et de l’informatique (FEMII), cet EPITéen devant l’éternel a accepté de se prêter au jeu de l’interview. L’occasion de parler d’audace, d’état d’esprit et, bien évidemment, d’entrepreneuriat.
Quand avez-vous décidé de devenir entrepreneur ?
Philippe Guillaud : En sortant de l’EPITA, j’ai avant tout décidé de faire quelque-chose qui me plaît, en l’occurrence de la sécurité informatique, un sujet qui séduisait déjà beaucoup d’étudiants de l’école à l’époque. J’ai alors dirigé un département de tests d’intrusion en tant que consultant. Comme je me sentais un peu pressé comme un citron dans ce travail, j’ai décidé, au début des années 2000, de donner une autre impulsion à ma carrière : il était temps de me construire une vie. J’ai alors voulu devenir entrepreneur sans savoir vraiment ce que ce mot signifiait. Il fallait juste que je crée ma boite. Je suis donc rentré en France et me suis lancé en ayant la chance de trouver Cyril Lalo, un associé totalement complémentaire pour me suivre dans ce projet. Ensemble, on a trouvé des financements et monté l’entreprise AudioSmartCard (société pionnière de l’authentification par carte à puce audio sans lecteur).
Comment a évolué votre parcours à partir de cet instant ?
Je pense qu’on a eu beaucoup de chances avec cette première expérience car, quatre ans plus tard, nous sommes parvenus à revendre la société. Après cela, pour rester sur notre lancée, nous avons décidé de repartir sur une autre aventure, en créant une nouvelle entreprise, nCryptone. C’est, au fond, ce qu’il se passe généralement dans l’entrepreneuriat : l’expérience aidant, on passe d’une société à une autre, de plus en plus vite. Deux ans plus tard, en 2006, nous la revendions à une société américaine, cotée au Nasdaq. C’est comme ça que je me suis retrouvé à Los Angeles, pour faire ce que j’appelle le « service après-vente » (SAV) et assurer la transition. En général, une transition dure 6 mois à 1 an : dans le cas de nCryptone, elle aura duré près de deux ans. Et à la fin de cette période, Kudelski, un groupe suisse très connu, est venu vers Cyril et moi, disant qu’il aimerait bien utiliser notre expertise – « Vous êtes des entrepreneurs, nous sommes un grand groupe : comment peut-on faire ? ». C’est là que nous avons décidé de créer avec eux un joint-venture (ou coentreprise), Nagra ID Security, une entité qui allait ensuite devenir assez grosse. Avec elle, nous avons vendu des millions de cartes bancaires dotées d’un code de sécurité changeant tout seul. D’ailleurs, tout au long de mon parcours, j’ai déposé énormément de brevets – c’est très important car cela valorise énormément la sortie de l’entreprise. Puis, en 2014, la société a été revendue à Oberthur Technologies, vente suivie d’une nouvelle période de « SAV ». Et cela nous amène en 2017 et à ma dernière aventure en date : Muzeek.
Justement, comme est née Muzeek ?
Suite la revente de Nagra ID Security, je voulais changer d’univers. J’avais passé plusieurs années passées dans le hardware, un secteur difficile car demandant beaucoup de capitaux, et gardais en tête l’idée de repartir vers l’une de mes premières amours, l’intelligence artificielle (IA). C’est là que j’ai eu la chance de tomber par hasard sur André Manoukian, un expert – voire un scientifique – de la musique. Moi, j’ai toujours adoré ça sans être musicien. Et ensemble, on a décidé de lancer Muzeek. Et ce que l’on a déjà réussi à accomplir en une année est phénoménal à mes yeux !
https://www.facebook.com/MuzeekInc/videos/2722829451275477/
Comment avez-vous pu aller aussi vite ?
Tout simplement par la qualité de nos équipes. Depuis mes débuts dans l’entrepreneuriat, j’ai des ingénieurs qui me suivent d’entreprise en entreprise, notamment des Anciens de l’EPITA comme Igal Cohen-Hadria (EPITA promo 2007). Quand vous êtes habitués à travailler avec des gens, que vous connaissez leur mode de fonctionnement, tout va beaucoup plus vite. Pour Muzeek, j’ai cependant procédé de manière différente : contrairement à mes précédentes entreprises, j’ai décidé cette fois de baser toutes les équipes techniques en France. Pourquoi ici ? Parce que la France est clairement très avancée sur les domaines de la musique et de l’IA et qu’elle possède un très bon état d’esprit.
Comment se traduit cet état d’esprit ?
Aujourd’hui en France, par exemple, les nouvelles générations en veulent particulièrement. À mon époque, les choses étaient différentes : à la sortie de l’école, presque tout le monde cherchait à rejoindre un grand groupe. Désormais, quand on sort de l’école, on veut devenir entrepreneur. 90 % d’entre eux vont se planter, bien sûr, mais ce n’est pas grave. Se planter, c’est juste l’occasion de recommencer plus intelligemment.
Quel est votre rôle au sein de Muzeek ?
Je suis cofondateur et gère les opérations. Jusqu’à présent, dans toutes mes précédentes entreprises, j’occupais le poste de Chief Technology Officer (CTO). Mais cette fois-ci, c’est Igal Cohen-Hadria, un ingénieur qui évolue à mes côtés depuis plus de 10 ans, qui occupe cette fonction. Bien sûr, je pense que la technologie sera très importante dans la future réussite de Muzeek, mais je pense que l’exécution le sera encore plus. Dans l’entreprise, je travaille ainsi avec Igal, mais aussi avec un Chief Music Officer. Au fond, mon job correspond plus à celui d’un chef d’orchestre.
Comment décrire le principe de Muzeek ?
Nous demandons d’abord à des compositeurs d’écrire des compositions, avec de vrais musiciens et instruments. Ensuite, on va placer un arrangement dans notre système d’IA pour générer non pas une musique mais des dizaines, voire des centaines, de variations, pouvant être très éloignées les unes des autres… tout en gardant l’émotion de départ, son « backbone » ! En effet, la machine n’est pas capable de créer l’émotion, ce qui fait que vouloir créer aujourd’hui une musique 100 % faite par l’IA est complètement absurde. D’où notre philosophie chez Muzeek qui consiste à augmenter le compositeur, pas à le remplacer !
Comment passe-t-on de l’ingénierie au business puis à la musique ? Quelles compétences avez-vous dû acquérir pour arriver jusqu’ici ?
À ma sortie de l’école, au début des années 1990, je me suis rendu compte rapidement que je n’étais pas prêt à attaquer tout de suite le monde du business. J’avais de solides bases techniques, oui, mais n’étais pas encore préparé à rencontrer un venture capitalist, à lever des fonds ou simplement raconter une histoire. Le pitch, c’est juste essentiel ! Combien de fois je vois des boites françaises qui viennent pitcher aux États-Unis… c’est à pleurer ! Aujourd’hui, il faut être capable de vendre son projet (pas son produit) en trois minutes chrono. Et cela, ça manque souvent aux profils tech. Moi, je suis aussi passé par là. J’ai aussi connu l’échec. Mais à force, au fil des expériences, on finit par devenir bon !
Dernièrement, vous étiez présent à l’EPITA pour rencontrer les étudiants en marge du FEMII 2018. Pourquoi est-ce important de garder ce lien avec l’école ?
Il y a une notion très importante à mes yeux : c’est le give back. L’EPITA m’a donné ma chance, m’a mis le pied à l’étrier. Et à un moment donné, il faut savoir aider, rendre. D’ailleurs, aujourd’hui encore, je conseille beaucoup de startups gratuitement. Et si mes conseils peuvent les aider à connaître le succès, je suis le premier content. D’où le fait de revenir souvent à l’EPITA qui, selon moi, est toujours une super école. Je veux aider tant que possible la réussite de ces jeunes qui sont à la place que j’occupais il y a quelques années. Et quand je vois des entreprises brillantes fondées par des Anciens de l’EPITA, j’en partage toujours une certaine fierté. Enfin, j’apprécie aussi beaucoup ce que fait le service des relations entreprises de l’école, dirigé par Laurent Trébulle : c’est toujours bien, tant pour les étudiants que les intervenants extérieurs dont je fais partie !
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